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/ Numéro hors-série "Pandémie, vies humaines" Le temps du confinement

Les prisons du dehors

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par Christina Mirjol

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Fabulettes / 1, / 2, /3, /4

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Fabulette / 4

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Leur fenĂȘtre sur rue Ă©tait toute grande ouverte et je voyais leur table, leur jolie table carrĂ©e, et donc comme j’étais lĂ , Ă  passer par hasard, devant cette jolie table, je me suis arrĂȘtĂ©.

Bonsoir. Bonsoir madame. Je passais par hasard, voyez-vous
 Bonsoir ! Bonsoir monsieur, je ne fais que passer.

Je m’étais adressĂ© Ă  la dame tout d’abord, puis ensuite au monsieur
 Un couple entre deux Ăąges.

Excusez-moi, j’ai dit, mais en passant, voilĂ , devant la fenĂȘtre ouverte, j’ai entendu, voyez-vous, que vous mangiez de la soupe.

Pas du bortsch, non, pas ça
 ni cornichons, ni bortsch, ni filets de harengs
 simplement de la soupe.

J’ai entendu manger, voilĂ  ce que j’ai dit, et j’ai donc vu aussi que vous Ă©tiez Ă  table.

Comme moi.

Comme nous Ă©tions ensemble, ma femme et moi, dans le temps. Autrefois. Vous voyez. Car ma femme Ă©tait russe.

Et elle faisait le bortsch. Et nous mangions le bortsch, ma femme et moi alors, Ă  table comme des russes.

C’était il y a longtemps. Et je voulais, n’est-ce pas, vous demander maintenant
 Ou plutĂŽt, non, voilĂ  ce que j’ai dit au couple : Je voulais simplement vous regarder manger.

Et manger moi aussi, vous voyez, avec vous.

Tout en vous regardant.

Voilà ce que j’ai dit.

Ma femme et moi, maintenant, voyez-vous, on ne mange plus comme avant. Surtout pas Ă  table, comme vous. Non. Pas Ă  table. Pas Ă  table. Pas assis comme vous ĂȘtes, Ă  votre table, non. Pas de chaise, voyez-vous. Ni table. Ni chaise. Ni assiette.

Et ils Ă©taient assis.

Et la table Ă©tait mise.

Et sur la table mise, il y avait aussi la soupiĂšre qui fumait avec sa louche dedans.

Et ils me regardaient avec la bouche ouverte. Et ils tenaient en l’air leur cuillùre pleine de soupe.

Sans rien dire.

Sans rien dire, parfaitement. Tout en me regardant. Pas mĂ©chamment pourtant, quoiqu’un peu Ă©bahis.

Et je suis restĂ© lĂ , devant la fenĂȘtre ouverte pendant un bon moment. Dans cette rue, voyez-vous.

Et la rue ce soir-lĂ , tout comme les autres soirs, depuis maintenant deux mois que c’était arrivĂ©, n’était plus comme avant.

Parce qu’elle Ă©tait vide, voyez-vous.

Complùtement silencieuse
 et complùtement vide


Dans la rue ce soir-là, tous comme les autres soirs, il n’y avait que moi.

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Fabulette / 3

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Dans le trou oĂč je cherchais ma piĂšce qui venait de rouler, je vis une petite aveugle qui pleurait.

Qu’as-tu ? Pourquoi tu pleures ?…

Tu n’as pas de parents ? lui demandai-je encore, sans perdre de vue mon argent.

Elle ne pouvait le voir mais aurait pu, qui sait, dans un de ses mouvements, le FRÔLER !

Je me suis fait voler me dit sa petite voix avec un peu de larmes.

Je n’avais qu’une seule piĂšce, c’était inestimable vu le nombre si rare de passants, les rues Ă©taient dĂ©sertes !… Je ne pouvais donc pas la lui donner, enfin, ni la couper en deux
 Je n’avais pas mangĂ©.

Sur ce, elle se met à bouger et en moins d’une seconde dissimule mon euro sous son pied.

Mon sang ne fait qu’un tour (je craignais un malheur, je ne sais quel manĂšge, je m’avance donc d’un pas, inspecte son regard, fais tournoyer mes doigts devant sa drĂŽle de tĂȘte, mais non, elle n’y voyait que dalle !…)

Je pensais Ă  ma piĂšce qui brillait sous son pied.

Quelle malchance, me disais-je, de l’avoir retrouvĂ©e puis de nouveau perdue, comment sortir de lĂ  ?
 j’avais envie de pleurer !

Je me mis Ă  pousser alors un cri affreux qui effraya l’aveugle et elle s’évanouit !… Ouf ! mon argent tout au fond m’apparut de nouveau Ă©clairĂ© par la lune. Je le repris au trou avec un peu de terre, et le mis dans ma poche illico.

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Fabulette / 2

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J’aime les fleurs disais-je au vieil homme qui venait d’arriver et qui regardait le sol tĂȘte baissĂ©e.

Je m’étais mis Ă  l’aise, les deux jambes au soleil. J’étais heureux. Heureux.

Celle-ci par exemple, lui disais-je, qui Ă©claire la journĂ©e comme un petit soleil. Il n’y a qu’une chose Ă  faire : s’asseoir et regarder le monde. Ça ne coĂ»te rien, ajoutais-je. Encore faut-il avoir des YEUX !
Et lui ne bougeait pas, ne voyait qu’une seule chose : la boĂźte de cassoulet que je venais de finir et qui Ă  prĂ©sent Ă©tait vide Ă  cĂŽtĂ© de moi sur le trottoir.

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Fabulette / 1

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J’ai croisĂ© de nouveau mon petit cheval. Qu’importe qu’il ait Ă©tĂ© peint en pleine nuit Ă  la lumiĂšre d’une torche, il s’est depuis longtemps affranchi de la pierre, attirĂ© par l’odeur des chardons et de l’herbe qui poussent entre les rails de la Petite Ceinture.

Bien sĂ»r qu’il est vivant, ai-je rĂ©pondu hier au vieil homme qui doutait qu’un petit cheval peint pĂ»t avoir une Ăąme lui aussi.

Sur ce, le vieil homme s’est assis et nous avons refait le compte de nos piĂ©cettes. Nous avions rĂ©coltĂ© de quoi passer la nuit devant la grille du parc.

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Christina Mirjol


Ndlr

Christina Mirjol propose aux lecteurs du numĂ©ro en ligne PandĂ©mie 2020, vies humaines de la Revue Pourtant cette sĂ©rie de fables qu’elle publie sur sa page Instagram, accompagnĂ©e de photos dont elle est l’auteure. Merci, Christina.

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Christina Mirjol
Christina Mirjol

Christina Mirjol est auteure de romans, de nouvelles et de textes pour la scĂšne. 

Dernier livre paru : Un homme, roman, ÉLP Éditeur, MontrĂ©al, 2020 pour la version numĂ©rique, BOD, Paris, 2020 pour la version brochĂ©e

Son texte Cri n°179 sera publié dans Pourtant n°1 (sortie juin)

Notice biobliographique

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Crédit photo
Toutes les photos sont de Christina Mirjol


Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne

par nos auteurs, photographes et nos invités

7 réponses sur « Les prisons du dehors »

Des prisonniers qui n’ont peut-ĂȘtre pas mis de mots sur leur prison mais le lecteur trĂ©ssaille, est inquiet de cette sourde intranquillitĂ©… Merci Christina, pour ces Ă©vocations qui laissent une trace indĂ©lĂ©bile dans ces ordinaires si peu ordinaires.

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