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/ Numéro hors-série "Pandémie, vies humaines" Après, se réinventer

Éloge (trop bref) de la virtualité

par Borderlines.cie

.

Lui
Ce soir, je vous trouve par le fait digital d’algorithmes dont le secret m’échappe.

Elle
Je m’ennuie aussi.

Ennuyons-nous ensemble.
Comparons nos nuances de gris.
Vous vivez où ?

.

Clermont-Ferrand.

.

.

Je comprends mieux.
Cette ville en grisaille,
Où les nuances sont visibles.

Déjà une certitude ! C’est fou ça !

J’aime avoir des certitudes
Pour en changer souvent.

Je les ai à peine vues, ces grisailles à vrai dire, durant ces deux mois.
Et j’avais des réserves d’exotisme.

C’est intriguant.

Rapatriée de Buenos Aires,
À cause du virus.
De retour chez mes parents !

Le choc culturel a dû être violent.
Vous survivez ?

J’apprécie le vouvoiement
Mais à cette heure-ci,
Le tutoiement fluidifie l’échange.

Vos désirs, Madame…

Toi, tu vis où ?

Dans un corps de ferme. Au premier étage.

C’est cool.
Des voisins ou des proprios ?

Les deux et du lait frais !

Loin d’ici ?

Pas trop mais peu importe !
Tu ne comptes pas venir passer la nuit avec moi
Dans l’immédiat !

Pas vraiment.

Qu’est-ce qui t’attirerait ?

L’amour fou !

Alors, tu t’es trompée de siècle !

Je sais bien. Je suis mal.

C’est épuisant de chercher l’amour fou.

Je ne cherche plus.

LUI
Tu n’as plus besoin.
Juste quelques moments volés ici et là
Suffisent pour remplir une vie.
Le tout est de sublimer.

ELLE
Et de voyager.

Mouais.

Tu n’es pas d’accord.

Voyager et s’arrêter.
Il faut s’arrêter parfois.
Et juste prendre plaisir.

On peut voyager à deux.

Certainement !
Mais à un moment, il faut s’arrêter.
Ne serait-ce que pour lire, nus,
Rimbaud sur un lit.
Sur ton lit !

Dans mon lit en plus !

Il se pourrait que tu aimes.

Je peux dire Rimbaud par cœur.
Je ne suis pas convaincue.

Je ne veux pas te convaincre.
Je veux t’écouter et entendre Rimbaud.

Sur mon lit, il y a mes chats.
Que je caresse.

Il te faudrait quelqu’un qui puisse
Te procurer ces caresses
Que tu prodigues à tes chats.

Mais mes chats me caressent aussi.

Mon instinct me dit qu’il y a un petit transfert.
Très joli, très doux.

Tu crois ?

Je ne sais pas.

Mes chats, eux, sont là maintenant.

Oh… Mais…
Tu pourrais presque ressentir ce soir
Des mains d’homme sur ton corps.

Presque !

Un petit effort d’imagination…
Le presque crée le désir.

C’est dans le « presque » que tout commence.

Mes mains que tu imagines,
Que tu ne connais pas.

Le désir peut-il être vraiment comblé ?

Ce soir tu pourrais voir ton désir s’accroître.
Et puis disparaître car accompli.

Je ne crois pas à la disparition.

Tu crois à la réalisation ?

Infinie. Je me détache des fins.

Tu es couchée ?

Dans mon bain !

Mais enfin, il faut un moment une extase.
Il faut s’arrêter, regarder, être bien.
Même deux minutes seulement.
Sans mouvement.

La jouissance est aussi mouvement,
Renaissance.

Ce n’est pas moi qui ai dit le mot.

Je choisis mes mots.

Comme si tu l’entendais de ma bouche.
Pardon : de ma main…

Pardon ? Déjà ?

Pardon d’anticiper en parlant de ta bouche.

C’est beau d’embrasser un inconnu.

Sans doute !

On pourrait se voir et juste s’embrasser…
Demain.

On pourrait l’envisager
T’ayant imaginée nue dans ton bain.
Je te verrai et t’embrasserai.

Sur un pont.

Où tu seras !

Tu pourrais embrasser une inconnue sur un pont ?

Une inconnue qui aurait eu un orgasme
La veille en m’écrivant ?
Certainement !

J’y penserai.

Sur un pont ou sur un téléphérique
D’ailleurs !

Évidemment !

L’orgasme est la clé.

Et c’est toi qui l’auras dit.
Moi je n’ai rien fait.

Tu auras posé le décor,
« Bain, bouche et jouissance ».
Et « demain ».

Nous passons dans le réel.

D’autant que nous pouvons sortir maintenant.
Mais pas ce soir, pas encore !
Je veux t’imaginer :
Brune, cheveux courts, yeux bleus.

Presque…
Yeux verts.

La clarté des yeux souvent me conquiert.

Tu veux être conquis ?

Je veux être séduit.

Longues jambes qui à l’instant émergent de l’eau
La mousse du savon humide ruisselant
Sur ma poitrine.

Cette image provoque en moi…

Dis moi !

…Une excroissance, subreptice.
Qui ne veut que s’échapper.

Le réel est investi.

Mes mains caressent ton dos.
Et tes cheveux dans ton bain.

Entre dans mon bain avec moi.

Je préfère me tenir derrière toi.
Que tu me devines.
Que tu me pressentes.

Tel Amour et Psyché.

Presque endormie,
La coquine.

Il y a des images qui nous lient dans ce bain.

Des images de plaisir.
De plaisirs !

Le ‘s’, ou cela serait triste.

Tu me noies sous le désir.

J’aime que tu te noies.

Me sauveras-tu au dernier moment ?
Me tendant la main secourable et salvatrice.
Plutôt la bouche.

Les mains et la bouche.

J’ai l’impression que tu es celle
Dont je rêve parfois.

« Je fais souvent ce rêve étrangement familier d’une femme que j’aime et qui m’aime et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. »
Verlaine disait cela.

J’aurais pu l’écrire mais c’était déjà fait.
Je vois ton visage
Lorsque j’imagine une belle femme.

C’est curieux comme les êtres surgissent
Et s’incarnent.

Le bain est froid,
Maintenant.

Je sors.

Il est temps.
Car nous n’avions pas fini,
Tout à l’heure, derrière toi.

Lorsque je te pressentais.

Mes mains remontent sur ton ventre.
Et frôlent ta poitrine.
Avec délicatesse.
Je saisis tes seins.
Humides.
En m’abreuvant avec envie à l’eau
Qui s’écoule sur ta nuque.
Ton cou frissonne.

Parle moi encore.

Tu te réchauffes et te retournes.
Tes lèvres s’abandonnent.
Aux miennes.

Leur douceur.

Ma langue conquiert ton corps
Le haut de ton corps

Arrête ! Arrête !
Je te veux en réalité

Oh, non !
Pourquoi ?

Maintenant qu’elle nous est
De nouveau autorisée.

C’est là où je regrette les interdits

Voyons nous demain.
Tu habites à plus de 100 km 
?

Presque,
Presque 100 !

.

par Borderlines.cie

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Scribe, Lege, silence de Borderline.cie est publié dans Pourtant n°1 (sortie juin 2020).


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Pandémie 2020, vies humaines
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