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/ Numéro hors-série "Pandémie, vies humaines" AprÚs, se réinventer

Lymphocyte

par Sarcignan

Reconfinement… redĂ©confinement… dĂ©reconfinement…
Nous reprenons la publication du journal de Sarcignan.
Il a tenu ici un premier journal du 16 mars au 11 mai, durant le 1er confinement : Foyer de contagion.

Mardi 15 décembre, Lettre aux acteurs de la culture

NDLR de Pourtant : Les musĂ©es, les thĂ©Ăątres, les cinĂ©mas devaient rĂ©ouvrir aujourd’hui 15 dĂ©cembre. Il faudra attendre. Cette lettre de Sarcignan Ă©crite il y a quelques jours prend encore plus son sens aujourd’hui.

LumiĂšres

Lettre aux acteurs de la culture

AprĂšs l’écologie politique, il est temps de crĂ©er la culture politique

Les rĂ©centes dĂ©cisions gouvernementales ne font qu’insister sur ce que nous savions dĂ©jĂ  : au mieux, la culture n’est pas considĂ©rĂ©e par les pouvoirs comme une nĂ©cessitĂ©, au pire, elle est leur ennemi. Il faut les comprendre : dans un monde destinĂ© Ă  la consommation de masse, Ă  l’enrichissement des riches et Ă  la paupĂ©risation des pauvres, la culture est une menace. Elle peut gĂ©nĂ©rer de l’esprit critique, de l’autonomie de pensĂ©e, de la citoyennetĂ©.

Acteurs de la culture, nous sommes des crĂ©ateurs, des techniciens, des artistes, des journalistes, des enseignants. Nous sommes nombreux Ă  avoir rĂȘvĂ© d’une civilisation dont les valeurs fondamentales seraient humanistes. Une sociĂ©tĂ© dont tous les membres bĂ©nĂ©ficieraient, dĂšs la petite enfance, du meilleur accĂšs au savoir, Ă  l’art, Ă  la crĂ©ation.

Sans titre — Sarcignan

Nous voulons faire de notre pays une terre d’élection pour les Ă©tudiants, les artistes, les chercheurs d’ici et d’ailleurs, et particuliĂšrement ceux des rĂ©gions les plus dĂ©munies.

Un pays qui porterait dans toutes les instances internationales ce projet Ă©ducationnel et culturel et qui nĂ©gocierait avec les dictatures, non pas des ventes d’armes, mais des progrĂšs sociaux et culturels.

Amateurs et professionnels de la culture, ne rĂȘvons plus. Le gouvernement vient de nous imposer un supplĂ©ment de temps libre alors que nous Ă©tions en ordre de marche pour reprendre nos activitĂ©s.

Profitons-en tant que nous sommes mobilisĂ© :

Créons un parti politique

La culture est un excellent antidote au racisme, au fanatisme, au sexisme, Ă  la crĂ©dulitĂ©, Ă  la solitude. C’est un phare pour ceux qui sont en manque de repĂšres, en recherche de sens Ă  la vie.

Appelons-le « LumiĂšres Â»

Élaborons un programme chaleureux, gĂ©nĂ©reux, innovant. Faisons-le comme nous menons nos activitĂ©s : avec crĂ©ativitĂ©, Ă©coute et soucis du bien de tou-te-s.

Construisons-le en prenant la culture comme colonne vertĂ©brale : c’est du solide.

Proposons Ă  nos contemporains un projet sur le long terme, avec des objectifs nobles et gĂ©nĂ©reux, qui donne envie de s’engager.

DĂ©fendons notre programme aux prochaines Ă©lections : dĂ©partementales et rĂ©gionales en 2021, prĂ©sidentielles en 2022.

Sans titre — Sarcignan

Samedi 28 novembre, L’inculture comme projet de sociĂ©tĂ©

Avec l’accĂšs massif Ă  l’éducation, les populations de nombreux pays se sont peu Ă  peu dĂ©tachĂ©es de la religion et du respect atavique des seigneurs et maĂźtres. Face aux pouvoirs, des organisations associatives, politiques, syndicales ou mĂȘme spontanĂ©es ont pendant longtemps veillĂ© Ă  Ă©duquer l’opinion et mobiliser la population pour obtenir de nouveaux droits.

Globalement, tout le monde pensait que, malgré les freins imposés par les classes dirigeantes, le progrÚs était inéluctable et que nous construisions, lentement mais à coup sûr, une planÚte sur laquelle chacun-e pourrait bientÎt vivre dignement et décemment.

Sans titre — Sarcignan

C’était sans compter sur les ressources du systĂšme ploutocratique. La sociĂ©tĂ© telle qu’elle existe depuis maintenant plusieurs siĂšcles convient trĂšs bien Ă  ceux qui possĂšdent le pouvoir. Ils ne sont pas intĂ©ressĂ©s par les progrĂšs sociaux, sanitaires, culturels. S’ils font mine de s’en prĂ©occuper, c’est en derniĂšre extrĂ©mitĂ©, pour mettre fin Ă  un mouvement social qui menacerait « l’ordre naturel des choses Â».

PlutĂŽt que de cĂ©der quelques nouveaux droits, les puissances Ă©conomiques prĂ©fĂšrent que les masses n’en demandent pas. Pour cela, il faut d’une part supprimer les vecteurs d’information et d’éducation, d’autre part habituer les populations Ă  ne pas savoir traiter correctement l’information.

La tĂ©lĂ©vision a longtemps rempli ce rĂŽle, surtout quand les chaĂźnes se sont multipliĂ©es, permettant aux populations harassĂ©es de s’affaisser devant un programme stupide et racoleur plutĂŽt que de regarder un dĂ©bat social ou culturel.

Mais c’est Internet et l’usage que l’on en fait qui fait aujourd’hui le bonheur des pouvoirs centralisateurs. Toutes les informations se valent dĂ©sormais. La parole d’un animateur de chaĂźne YouTube vaut autant que celle d’un universitaire. Le mur Facebook de votre collĂšgue de travail bĂ©nĂ©ficie de la mĂȘme crĂ©dibilitĂ© que le reportage publiĂ© dans Le Monde. Cerise sur le gĂąteau, ces opinions personnelles, devenues vĂ©ritĂ©s, sont bien mieux diffusĂ©es que le travail vĂ©rifiĂ© des personnes compĂ©tentes.
Qui s’étonne qu’il soit plus facile aujourd’hui de mobiliser des foules pour lutter CONTRE les droits des femmes ou des homosexuels que POUR obtenir de nouveaux droits ?
Alors pourquoi nous Ă©tonner quand, sous prĂ©texte de pandĂ©mie, on verrouille avant tout les cinĂ©mas, thĂ©Ăątres, mĂ©diathĂšques et librairies ?
Toutes ces structures sont frĂ©quentĂ©es par des gens curieux d’apprendre et de dĂ©couvrir, ouverts aux idĂ©es nouvelles. Porter un masque et garder une distance sanitaire ne leur pose pas de problĂšme.
Toutes ces structures sont tenues par des personnes responsables et imaginatives, qui n’auront aucun mal Ă  mettre en place des procĂ©dures de mise en Ɠuvre des recommandations sanitaires.

Mais voilĂ  : la culture est une menace pour la sociĂ©tĂ© de consommation de masse. Elle peut gĂ©nĂ©rer de l’esprit critique, de l’autonomie de pensĂ©e, de la citoyennetĂ©.

C’est subversif.

Portes fermĂ©es au ThĂ©Ăątre Poche Ruelle de Mulhouse, qui proposait une adaptation de Vu du pont, d’Arthur Miller — (c) Sarcignan

Mercredi 28 octobre : seconde vague

Flux – Une vague seconde, certains d’entre nous, dont nombre de lecteurs de cette revue ont rĂȘvĂ© du monde d’aprĂšs. D’aprĂšs le confinement, d’aprĂšs le covid-19, mĂȘme – et surtout – d’aprĂšs la sociĂ©tĂ© de consommation.

Reflux – Bien avant la seconde vague, la nouvelle vague s’était Ă©crasĂ©e. A qui la faute ? Faute d’élan ? Pas faute d’avoir surfĂ© sur la toile.

Flux – Nous avons bu la tasse. NoyĂ©s sous la masse de nos si nombreux contemporains qui, biberonnĂ©s depuis l’enfance aux rĂ©seaux sociaux, aux smartphones, aux SUV, au low-coast et aux marques, n’ont pas su, n’ont pas pu, n’ont mĂȘme pas imaginĂ© laisser tomber ce mode de vie.

Reflux – Ils ont souffert plus que nous du premier confinement. Sans intĂ©rioritĂ©, sans ĂȘtre, comment auraient-ils pu apprĂ©cier, alors qu’ils ont Ă©tĂ© dressĂ©s au paraĂźtre et Ă  l’avoir ?

Flux – La seconde lame arrachera bien plus encore. La grĂšve sera jonchĂ©e de cadavres. Culture, Ă©ducation, solidaritĂ©, santĂ©.

Reflux – Nous allons sauver NoĂ«l. Les repas en famille oĂč chacun rĂšgle ses comptes. À coup de mots fielleux Ă©changĂ©s au-dessus de la bĂ»che glacĂ©e, pendant que les enfants dĂ©ballent leurs nouveaux Ă©crans que le PĂšre NoĂ«l amazoniaque a dĂ©posĂ© au pied de la bĂ»che Ă©lectrique.

Flux – Le monde d’aprùs n’a pas eu lieu.

Reflux – Nous voici dĂ©jĂ  dans le monde d’aprĂšs le monde d’aprĂšs.

Il me fait peur. Pas vous ?

Photographie : Gorle Greiz, octobre 2020 (c) Sarcignan

Lundi 1er juin 2020 : (se) rĂ©inventer, ou comment ĂȘtre au monde aprĂšs le confinement

Les activitĂ©s reprennent peu Ă  peu, les « bonnes nouvelles Â» des mesures de dĂ©confinement (Ă©largissement des libertĂ©s de circulation, de rassemblement, de consommation) font le contrepoint des « mauvaises nouvelles Â» de la croissance Ă©conomique mondiale (faillites des industries basĂ©es sur la consommation de ressources fossiles) et locale (petits artisans et commerçants).

Le lundi 25 mai, soit quinze jours aprĂšs la majoritĂ© de la population, j’ai fini par retourner sur mon lieu de travail. En tant que « personne vulnĂ©rable Â», il a fallu que je prĂ©sente un certificat mĂ©dical d’aptitude Ă  la reprise (ce qui est habituel) et une attestation sur l’honneur disant que je reviens volontairement !

Ce fut une semaine compliquĂ©e :

Non par les 600 courriels et les cent courriers qui m’attendaient : le gros du travail ayant Ă©tĂ© fait – et bien fait – par mes collĂšgues (je sais, j’ai beaucoup de chance et je les en remercie du fond du cƓur !) Pour la plupart, il ne me restait plus qu’à en prendre connaissance et Ă  les classer.

Non par les risques d’attraper le Covid-19, mĂȘme si j’ai Ă©tĂ© stupĂ©fait par le comportement gĂ©nĂ©ral : dĂ©confinĂ©s depuis 15 jours dĂ©jĂ , beaucoup ont dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  se relĂącher en terme de protections individuelles et de distanciation. Ce qui fait que l’on croise dans le mĂȘme couloir des masques qui rasent les murs et des groupes qui postillonnent joyeusement en obstruant le passage. TrĂšs vite, je me suis demandĂ© : À quoi bon me protĂ©ger ?

Non par le sentiment que je craignais – Ă  raison – de dĂ©velopper : une certaine misanthropie. Ces grappes agglutinĂ©es dans les supermarchĂ©s, ces conducteurs qui se croient seuls sur les routes. Mais aussi ces journalistes qui pensent faire leur mĂ©tier en interviewant des quidams dans la rue, ces politiciens dont les objectifs sont tellement dĂ©tachĂ©s de la rĂ©alitĂ© d’aujourd’hui et, ce qui est pire, ne s’intĂ©ressent pas Ă  celle de demain
 Les gens me déçoivent et je me dis parfois que ces pandĂ©mies ne sont que des poussĂ©es de fiĂšvre d’une planĂšte malade de notre prĂ©sence.

Ce fut une premiĂšre semaine de (rĂ©)inventions, plus ou moins volontaires :

1 – La mĂšre de CB est arrivĂ©e au bout de son parcours : la mĂ©decine ne peut plus rien pour elle si ce n’est de mettre en place les meilleures conditions possibles pour le temps qui lui reste. Elle va donc rentrer chez elle pour ne pas mourir en milieu hospitalier, impersonnel. Ses enfants et petits-enfants cheminent, ensemble autant qu’individuellement, pour l’accompagner et s’accompagner.

2 – Ma fille S, qui Ă©tait partie suivre des Ă©tudes dans une capitale Ă©trangĂšre, se retrouve bien malgrĂ© elle coincĂ©e depuis deux mois dans la maison familiale, Ă  la sortie d’un village alsacien de 2 000 habitants. C’est cruel ! Elle a saisi l’occasion de nous faire part d’un projet de vie qu’elle mĂ»rissait depuis longtemps et qui nous a mis sur le cul. Championne de la (rĂ©)invention, elle nous emmĂšnera loin de notre zone de confort !

3 – Mon administration a enfin fait connaĂźtre la liste des postes ouverts Ă  mutation pour ma catĂ©gorie professionnelle. Elle n’a laissĂ© que quelques jours (3 dans certains cas !) pour les rĂ©ponses des candidats. Je me suis positionnĂ© sur 5 postes dont je trouve les missions passionnantes. Ils sont Ă  Mulhouse, Lorient, La Rochelle, Rennes et Rouen. Comme tous les 4 Ă  7 ans, je suis donc prĂȘt pour me (rĂ©)inventer professionnellement.

Pour le reste :

Nous avons retrouvĂ© avec Ă©normĂ©ment de plaisir certains de nos plus cher-es ami-es pour partager repas, parties de cartes ou de pĂ©tanque et songer aux futures sorties culturelles : le musĂ©e de la Piscine va (rĂ©)ouvrir, Marcel Gromaire nous y attend !

Je continue Ă  Ă©crire, beaucoup plus lentement. Une de mes nouvelles, « Dans les limbes Â», vient d’ĂȘtre publiĂ©e dans le trĂšs joli recueil « Âż RĂ©versible / IrrĂ©versible ? Â» de l’association Bienvenus sur Mars (www.bienvenus-sur-mars.fr/concours-de-nouvelles/)

Photographie : Mulhouse, septembre 2019.

Mardi 12 mai 2020 : (se) rĂ©inventer, ou comment Lymphocyte prend le relais de la Chronique du Foyer (de contamination)

Alors que les populations de France et d’Europe s’ébrouent dans le dĂ©sordre pour sortir enfin de leur ankylose, j’en suis Ă  mon 58e jour de confinement et ne devrais en sortir que le 25 mai !

Ce n’est pas une raison pour continuer Ă  vous narrer minute par minute le dĂ©roulement de mes journĂ©es monotones, n’est-ce pas ? Vous avez maintenant beaucoup moins de temps. Pourtant… nous avons beaucoup Ă  faire, Ă  commencer par (se) rĂ©inventer.

(Se) rĂ©inventer
 Le mot est du prĂ©sident Macron, lors de son discours du 13 avril. Il est bien trouvĂ©, mĂȘme si je ne veux surtout pas savoir ce qu’il entendait rĂ©ellement par lĂ  : nous ne sommes pas du mĂȘme monde et le sien dĂ©vore le mien.

(Se) rĂ©inventer sera, pour moi, de faire Ă©voluer mon mode de vie, mes centres d’intĂ©rĂȘt, mes prioritĂ©s, et de le faire savoir. J’espĂšre que l’impact sur mon environnement proche sera suffisant pour crĂ©er une dynamique locale. J’espĂšre surtout que nous serons nombreux Ă  mettre — ou au moins Ă  essayer de mettre — nos actes en accord avec nos valeurs.

Quand je me serai suffisamment rĂ©inventĂ©, je serai soit :

— un autre de ces misanthropes humanistes, dĂ©testant la race humaine et aimant chacun des individus qui la compose, haĂŻssant la bĂȘtise collective qui engendre injustice, discrimination, pandĂ©mie, guerre, destruction de l’environnement mais Ă©berluĂ© chaque jour un peu plus par la crĂ©ativitĂ© artistique dont nous sommes capables ;

— un acteur de ma vie ET de nos vies, dĂ©barrassĂ© de la plupart des chaĂźnes que lui ont accrochĂ© la sociĂ©tĂ© de consommation, les systĂšmes de gouvernance corrompus, les rigiditĂ©s sociales et culturelles.

Cela peut se faire par de tous petits pas. J’ai dĂ©jĂ  commencĂ© pour ma part Ă  :

— acheter vraiment local, si possible bio et payer le juste prix ;

— refuser la dictature des marques, celle des publicitaires, celle du moindre prix ;

— ne plus voter pour les Ă©lus sortants, afin de ralentir le clientĂ©lisme ;

— contribuer financiĂšrement, mĂȘme trĂšs modestement, aux journaux et sites d’information indĂ©pendants des grands groupes ;

— aller au travail Ă  vĂ©lo ou en covoiturage ;

— ne pas regarder les Ă©missions de tĂ©lĂ©vision et les vidĂ©os dites « virales Â» ;

— ne plus m’intĂ©resser aux compĂ©titions sportives de niveau national et international ;

— utiliser autant que possible les logiciels « libres Â»

— rĂ©duire ma production de dĂ©chets.

De toutes petites choses, donc, mais dont la multiplication aurait des impacts formidables :

— mettre fin Ă  la sociĂ©tĂ© de consommation ;

— changer les systĂšmes de gouvernance des entreprises et des collectivitĂ©s ;

— remplacer la « valeur travail Â», appliquĂ©e de façon inĂ©quitable aux individus, par le partage des tĂąches dans la gestion solidaire des besoins collectifs ;

— en finir avec la paupĂ©risation financiĂšre, morale, sanitaire et intellectuelle des populations ;

— inaugurer enfin, avec cent ans de retard, l’ùre de la civilisation des loisirs et de la culture.

Photographie : A prÚs 58 jours de confinement, le Lymphocyte masqué envisage de (se) réinventer.


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