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/ Numéro hors-série "Pandémie, vies humaines" Le temps du confinement

Venez voir vous autres, une aveugle est de sortie

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par Souhila Omar

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La ville ne rugit plus…

La ville n’est plus la même depuis le confinement.

Lorsque je sors, c’est un réveil étrange, j’ai l’impression d’avoir emménagé dans une autre ville, un autre monde, une autre planète.

Je marche, ma canne blanche à la main et un sentiment d’effroi me saisit. J’essaie de comprendre ce qui se passe… et je réalise soudainement que le silence règne dans cette ville habituellement submergée par l’agitation humaine.

J’imagine à chaque pas qu’une créature étrange va surgir. Une ambiance tirée tout droit d’un film de science-fiction.

Tous mes sens en éveil, je perçois le vide autour de moi. Les humains confinés chez eux, je les imagine tous à la fenêtre à me scruter, il y a enfin une attraction dehors : « Venez voir vous autres, une aveugle est de sortie » !

Malgré ces moqueries, je me sens comme un petit enfant fier de ses premiers pas sans trébucher, un large sourire de satisfaction illuminant son visage.

Peu à peu, étrangement, je constate que ma déambulation est fluide au point d’être apaisante. Ce bonheur de marcher sans stress et sans concentration, je ne l’avais jusqu’à présent qu’avec la confiance que m’apportait le bras d’une personne.  

Je poursuis progressivement mon chemin avec assurance. Je me rends compte bientôt que ma canne ne se bloque plus contre des obstacles, qu’elle ne bute plus contre des chaises de terrasse de café, quand ce ne sont pas des bacs à poubelle ou des trottinettes abandonnées en travers de mon chemin. Les trottoirs semblent dégagés, j’entends  peu de voitures rouler. Quel soulagement !

Je m’arrête un instant et j’apprécie… Oui, il faut être conscient que le moindre geste d’un non-voyant représente une charge mentale insoupçonnable, c’est une dépense d’énergie cognitive comparable à celle d’un compétiteur sportif et ce, à tout instant et de manière permanente !

Je prends un petit bain de soleil dans cette ville qui s’est figée comme une image.

Puis, je me remets en marche dans cette rue où seuls mes pas résonnent. J’écoute et j’accélère pour m’assurer que ce son est bien le mien. Je m’amuse à aller plus vite car j’ai gagné en confiance.

C’est un bonheur de marcher, et même de courir aussi vite sans me tenir à quelqu’un. La rue semble m’appartenir toute entière. Je me laisse flâner à souhait, à rêvasser même, ce que je ne m’accorde jamais en marchant tant je dois être concentrée pour veiller sur ma sécurité.

Je suis libre, seule mais libre.

Après m’être à dessein abandonnée à cet espace qui me fait aller à droite, à gauche, jusqu’à me donner le tournis, je me retrouve ivre d’une liberté dont l’immensité me plonge dans un univers aussi sublime que troublant. Je dois à présent gérer cette chance d’aller et venir qui m’a été livrée sans mode d’emploi. Mes pieds ne m’écoutent plus, ils se détachent de mon esprit et ce sont eux qui guident le reste de mon corps. Même ma canne ne touche plus le sol. Je vole, je vole, je vole…

Animée d’une énergie indomptable, je décide de m’arrêter un instant, souffle coupé, je respire, … et j’observe en écoutant, en sentant et ressentant, je savoure… Que c’est bon ! Que c’est bon !

Je fais un arrêt sur image pour tenter de reconnaître les lieux où l’euphorie m’a emportée jusqu’à me perdre. Cette force invisible me pousse, m’enserre et m’aspire à la fois à la manière d’un agréable vent chaud.

Je suis devenue le jouet de Dame Euphorie qui me transporte encore plus vite et toujours plus loin.

Le calme retrouvé, je réalise que la Belle m’a emmenée vers des contrées inconnues. Elle me sait curieuse et assoiffée de découvertes et elle a voulu m’offrir le temps d’un tour de manège, un bol d’air pur si rare dans la ville.

Je guette autour de moi. Les seuls sons que j’entends et qui m’enchantent sont les chants des oiseaux qui s’en donnent à « chœur joie ». Pour une fois que leur mélodie  n’est pas brouillée par le bruit. J’ai l’impression d’assister à un concert virevoltant dont les artistes ne chantent que pour moi.

A l’horizon, pas âme qui vive, pas un talon sur le bitume que je puisse suivre à l’oreille pour m’orienter. Non, je ne vois, ni n’entends, ni ne sens personne pour demander de l’aide.    

D’habitude, je peux interpeler un passant pour lui poser une question afin de retrouver mon chemin.

Mais, face à ce désert d’humanité, je prends mon téléphone et utilise la géolocalisation. Je suis ses instructions et je rentre chez moi, seule.

Durant cette sortie, je n’aurai échangé qu’avec mon GPS.  

Oui j’étais heureuse de me balader en toute sérénité.

Oui j’étais heureuse de courir dans ces rues comme jamais.

Oui j’étais heureuse de cette liberté exceptionnelle.

Mais qu’est-ce que le bonheur s’il n’est pas partagé ?

Le GPS doit-il remplacer l’aide apportée par  mes semblables ?

Lorsque le confinement sera fini, lorsque nous pourrons tous ressortir sans nous fuir, je retrouverai sans doute les obstacles sur les trottoirs, mais je retrouverai de l’humanité dans cette ville, des verres qui se posent sur des tables à des terrasses, des éclats de rire d’enfants dans les parcs, des joggers qui me frôleront, des cloches qui sonneront la fin des cours, …

Alors que vaut-il mieux ? La liberté seule ou la vie avec les autres ?

Ma réponse du moment : la liberté seule s’arrête au commencement de la vie de tous.

Finalement la ville confinée m’aura apporté évasion et liberté.

Souhila Omar

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Souhila Omar

En 1980, j’ai survécu au tremblement de terre d’El-Asnam en Algérie où je
suis née pour venir m’installer à Lyon, ville des lumières. Non
voyante, Lyon éclaire ainsi mon chemin et m’offre à voir ses secrets.
En 2020, je survivrai à l’épidémie du Coronavirus qui s’éteindra. Il y a
pour cela tant d’énergies réunies qui éclaire ma ville.
Tant de choses à découvrir sont encore devant moi.

Photo : Fatima Omar Hassani


Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne

par nos auteurs, photographes et nos invités

19 réponses sur « Venez voir vous autres, une aveugle est de sortie »

Ton texte est excellent, Souhila …
Tu as bien fait de le publier.
Il traduit bien ton tempérament, volontaire, innovant, mêlant poésie et énergie
Claire, une amie voyante et séniore

La question
Est tu sortie avec une attestation de sortie .
As tu été contrôlé sur terre ou sur air ( puisque tu as volé ..
Moralité
Quand une non voyante n’a pas été vu c’est cocasse ..

C’est un magnifique témoignage. C’est d’ailleurs l’un des premiers qui me fait voir les choses de cet angle. J’ai pu comprendre, et avant tout sentir. On a souvent tendance à oublier que le combat que vous menez est unique. Votre perception des choses est si belle. La sensibilité que vous y apportez est très touchante. Merci d’être qui vous êtes. C’est grâce à vous que le monde avance ! Qu’Allah vous récompense, qu’Il veille sur vous, qu’Il vous préserve ainsi que tous vos proches. 🙏🏼✨

Merci Souhila pour ce texte magnifique, et tellement vrai…
En espérant que nous saurons retenir les bonnes leçons de cette pandémie et du confinement…

Magnifique texte que tu décris avec tellement de poésie et de beauté. Jai volé avec toi en lisant. Merci de nous faire partager ton quotidien et de nous sensibiliser à cela car bien confortable dans nos vies de voyant on ne pense pas forcément à cette angoisse energivore que cela doit être au quotidien. Bravo à toi et courage pour tout.
Ton amie auriane

Merci et Bonjour Souhila,

Une ode à la Vie, ton poème m’a enchanté…
Je t’imaginais légère et heureuse .. la Liberté…

Je trouve personnellement que la solitude et la Liberté vont, de paire.

Ma fille Unique habite aussi à Lyon et je vais lui faire parvenir ton texte, elle est bibliothécaire.

C’est un Ami, déficient visuel lui aussi, qui m’a fait parvenir ton texte.
J’admire son humour et sa volonté.

Vous étés dès leçons de Vie, pour nous.

Je te souhaite tout le Bonheur.. ou plutôt tous les bonheurs du Monde

PRends soin de Toi ! Et bonnes balades … Martine

Je savais que depuis cette pandémie la nature retrouvait timidement ses droits dans nos cités bruyantes et polluées et voilà qu’une canne, blanche de surcroit, se dandine sur des trottoirs libérés de nombreux obstacles. Elle dandine, elle chaloupe, elle court et s’envole ! Donne bien le bonjour aux hirondelles et martinets, puis reviens vers nous, on fera tintinnabuler nos verres, tous autour d’une table qui sera certes de retour en terrasse, qui encombrera de nouveau l’espace d’un trottoir mais heureux de se retrouver et trinquer à la vie, sans Dieu ni maitre ni maris !
Georges, un Canard déchainé.

Texte génial de Souhila, et réponse géniale de Georges qui saait jouer en poéte de sa canne planche !!!! Bravo les artistes ! Envolez vous

Un grand merci à tous les lecteurs et lectrices pour avoir lu, pour avoir ressenti, pour avoir compris, pour avoir partagé, et pour être et devenir des vrais citoyens responsables. Cet article permet de se poser un instant, de réfléchir à l’autre qui vit juste à côté, de sensibiliser et d’évoluer vers des lendemains solidaires et prospères.
Merci à Isabelle et à Gilles de m’avoir offert l’opportunité de m’exprimer.

Merci Souhila, pour ce moment d’émotion que j’ai profondément ressenti à la lecture de ton beau texte poétique, ardent et plein de la vie qui en même temps cogne et sourit.
Tu as tellement bien fait ressentir cette situation inédite, contradictoire, mélange de bonheur et de peur.
Bravo !!

La ville ne rugit plus et c’est le moment que choisit Souhila pour nous faire décoller de notre quotidien confortable de voyant insouciant. Elle nous prend le bras pour se laisser guider mais c’est elle qui nous entraîne dans son monde, entrouvrant la tenture de ses songes peuplés d’imaginaire si réel ! Merci pour ce talent, cet enchantement, cette trop brève évasion poétique et romantique, cette sensibilité à fleur de peau. Merci de nous avoir fait rêver de cette liberté confinée. Quand repart-on ? Mon bras est à disposition.

Une ode aux ‘autres sens’, ceux que la vue relègue parfois au second plan. Vous nous offrez un monde joyeux et explorateur, plus riche de sensations. Merci !

Salam o3alaylik Très chère sœur Souhila. Quel hymne à la liberté ton poème! Merci mille fois de m’avoir fait voyager- en te lisant je me voyais marcher seule également dans cette rue que tu a emprunté. Quelle émotion se dégage de tes écrits! Magnifique machaallah. Merci merci merci et Bravo👏👏👏👏❤️

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