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/ Numéro hors-série "Pandémie, vies humaines" Après, se réinventer

In æternum conclusus

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par Philippe Philibert

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Il m’a fallu bien du temps pour m’habituer à ma condition. Cet état a constitué pour moi une déception… Je n’avais pas prévu d’être fantôme au jour de ma mort… À vrai dire, je n’avais rien prévu. Je me dis parfois que c’est un bon tour joué à l’archiviste que je fus.

D’ailleurs, savez-vous ce qu’est un fantôme ? Il s’agit d’une marque que l’on doit laisser à la place du document qu’on a emporté, de manière à pouvoir le remettre à sa place une fois son usage terminé. Il est dans les archives des fantômes qui restent longtemps en place. D’avoir été fait fantôme – ce qui n’est pas accordé, dit-on, à tout le monde – est pour moi comme une replongée dans mon milieu professionnel, que je n’avais guère quitté à ma retraite.

Lorsque je mourus, je me retrouvai chez moi, libre d’aller et venir, de passer portes et murs, mais rigoureusement invisible. Cette facilité de déplacement me surprit, alors que nous venions d’entrer dans le confinement de la covid-49. Mon invisibilité me permit d’assister à mon enterrement. J’en fus mortifié. Pardonnez-moi ce jeu de mots. Il y avait bien là – c’est la moindre des choses de leur part – ma famille éplorée. Je suis même assez heureux que les démarches liées à ma succession se soient déroulées correctement. Du reste, une fois passé de vie à trépas, on regarde ces questions avec détachement.

Il y avait là, certes, du monde, et même du beau monde, mais je trouvai les éloges funèbres un peu convenus. Peut-être était-ce l’effet de la visioconférence. Le Président de la Fédération des sociétés savantes était un petit jeune, tout juste agrégé d’humanités, aux dents longues. Je ne le connaissais encore que de vue. Il prononça une brève allocution, rendant hommage à mon œuvre, sans entrer dans les détails : tant de platitude me consterna, sans parler des smileys de son powerpoint. J’eus l’impression de lire un de ses comptes rendus de mes livres. À croire qu’il s’était contenté de la table des matières de ma vie. Comme si je n’avais été que pur esprit ! Ce ne fut pas son collègue du Comité d’histoire qui le rattrapa ! Après la cérémonie, je fis l’expérience de l’apéro virtuel, qui me parut plantureux. De fait, je pouvais passer facilement d’un lieu à un autre et constater que le deuil creuse la faim, chez certains du moins ! Je découvris pour la première fois que je n’aurais plus jamais faim. Les conversations me déçurent beaucoup. Ah oui, loin des yeux, loin du cœur ! Il se trouva des gens pour dire que j’avais été fort peu présent chez moi, et personne pour corriger. Il fut même dit que toute ma science était dépassée, à l’heure des time machines. D’ailleurs, qu’allait-on faire de ma bibliothèque. De bonnes âmes suggérèrent de la vendre. D’aucuns, peut-être les plus envieux, doutèrent de sa valeur vénale. « Ses livres sont tout gribouillés… S’il était célèbre, on parlerait d’annotations autographes… Mais lui, qu’a-t-il fait, sinon produire des ouvrages illisibles, et d’ailleurs – entre nous soit dit – en grande partie périmés. » Il est vrai que j’avais une écriture de chat et que ma bibliothèque était d’abord un instrument de travail et une vraie passion. Pour elle, j’ai parfois fait des folies, achetant fort cher des éditions rares d’études oubliées, transcrivant à la main, sur de beaux cahiers, les témoins essentiels de plusieurs textes anciens. Je la connaissais par cœur, ma bibliothèque.

Pour me venger de tant d’ingratitudes, je m’imaginai une éternité de délices égoïstes au milieu des documents. Fantôme j’étais, je n’avais guère d’empêchement à aller hanter les magasins d’archives de mon ancien dépôt. Pour être honnête, j’ai toujours préféré les papiers aux êtres humains : leur commerce est doux et, pour peu qu’on sache les interroger, ils se livrent tout entiers. Ils n’ont pas de répugnance pour les vieux barbons à lunettes, qu’ils ne jugent pas a priori. Et puis, l’idée d’achever enfin – et tranquillement ! – l’œuvre de ma vie, encore laissée sur le métier, ne me déplaisait pas. L’histoire de la seigneurie de *** n’a pas été écrite encore, malgré l’abondance de sources inédites.

N’ayant plus besoin de sommeil, comme je m’en aperçus dès le premier soir de ma mort, je pouvais me livrer sans retenue à toutes les lectures que je souhaitais. Mes dépouillements d’archives avançaient très vite, bien plus vite que j’aurais pu l’espérer de mon vivant, même si j’avais été libéré des multiples charges qui grevaient ma retraite. Je pouvais accéder sans problème aux documents conservés dans les magasins. Quels délices ! J’en aurais presque conseillé aux humains de cesser de fréquenter les archives de leur vivant, pour s’adonner aux joies de l’érudition dans l’au-delà, libérés enfin de toute crainte et de tout souci matériel. Le bonheur dura plusieurs mois, le temps pour moi d’apprendre par cœur quelques centaines – oui, quelques centaines ! – de liasses mal écrites. Il n’était pas utile de les ouvrir. Un simple acte de ma volonté suffisait pour me glisser entre deux feuillets. Mes facultés de lecture étaient extraordinaires. « Il est inutile, pensai-je alors, de s’instruire des sévères disciplines de l’érudition tant qu’on est en vie. Le plaisir ascétique de s’y exercer peut attendre la vie éternelle. »

La félicité cessa pourtant. Un jour, à l’improviste, je me retrouvai au milieu d’une table en salle de lecture… Un magasinier venait de communiquer une liasse dans laquelle je naviguais. Est-il désagréable d’être ainsi traité ? Non, l’expérience n’est pas en soi déplaisante. Mes tourments ne commencèrent que quand je me mis à observer la personne qui consultait ma demeure temporaire. Je tiens à préciser que ce chercheur paraissait tout à fait ignorant des nécessités de la recherche, quoique son apparence laissât penser qu’il avait une très haute estime de lui-même. C’était un homme jeune, ou plutôt un jeune homme, l’air moyennement intelligent, pourvu toutefois de lunettes, mais aussi d’écouteurs, ce qui m’a toujours paru incompatible avec l’exercice normal d’une activité scientifique. Il mastiquait visiblement et avec application une gomme à mâcher dans l’indifférence coupable du personnel de la salle de lecture. Sur son ordinateur, ce qu’il faut bien appeler un scientifique, faute de terminologie appropriée, établissait des tableaux complexes à partir des documents du fonds que j’avais mis des années à classer. Il mettait les paysans de *** en équations ! Belle prétention ! Ma rage devint terrible lorsque je consultai la bibliographie que cet impertinent avait établie. Mon nom n’y apparaissait qu’à peine, alors que j’ai écrit plus de quarante ouvrages et articles sur le sujet. Il ne me manquait que la somme, la synthèse qui aurait couronné toute mon œuvre. Et ce maudit virus qui m’a privé de cette ultime satisfaction !

Vous croyez peut-être que j’aurais pu me venger, en apparaissant grandeur nature sur la table de travail. Un tel procédé, je l’avoue bien volontiers, ne m’eût pas semblé inconvenant, ni même déplaisant. J’aurais sûrement poussé de hauts cris. Quelle gloriole, face aux anciens collègues, d’apparaître peu après ma mort sur le lieu de conservation des documents qui ont fait toute ma vie ! Et puis, quelle publicité pour le service ! Le premier service d’Archives hanté par un fantôme de défunt, quelle attraction ! En réalité, nous autres fantômes ne pouvons pas nous manifester aussi brutalement. C’est le folklore qui fait croire aux bonnes gens que les fantômes apparaissent aux égarés par de sombres nuits d’hiver, où le vent glacé souffle à décrocher les cheminées des toits, tandis que la pluie bat violemment les fenêtres des habitations. Je compris alors que moi aussi j’avais été abusé. Je tentai bien de reprendre une taille normale et, perché sur la table de travail, de traiter le chercheur de plagiaire, de pauvre niais, d’exploiteur du travail d’autrui. Je tentai bien de lui hurler que de toute façon, son travail n’aboutirait à rien, qu’il ferait mieux d’abandonner tout de suite, que tout avait déjà été fait. Ce fut peine perdue. Le lecteur resta impassible. J’eus beau m’agiter pour essayer de faire crouler la table, il resta figé, tout comme le meuble sur lequel était posée la liasse. Il termina tranquillement son dépouillement et alla rendre au personnel le carton dans lequel je m’étais confiné.

J’imaginai de subtiliser un document, puis de prévenir le magasinier, afin de faire passer mon concurrent pour un voleur : sans succès. Je tentai bien d’intervenir auprès de mon successeur – un jeune sot ! – mais il me fut impossible de lui expliquer quoi que ce soit du drame qui se produisait. Bien pire, c’est au moment où je me trouvais dans son bureau que ma veuve arriva, pour lui proposer mes papiers et ma bibliothèque. Comment lui dire à elle que le temps n’était pas encore venu, que je souhaitais encore y travailler ? Vous n’imaginez pas l’impuissance des morts sur les vivants.
Rétrospectivement, je crois qu’il est bon que mes tentatives se soient soldées par des échecs, du moins pour les Archives. Les conséquences d’un succès eussent été incalculables. Les foules seraient peut-être venues voir le prodige. J’aurais été continuellement distrait de mes recherches pour faire le guignol devant des ignorants en quête de sensationnel. L’Administration aurait peut-être même cherché à en tirer profit. Peut-être que des tickets auraient été mis en vente à l’entrée de la salle de lecture, dont la fréquentation eût scandaleusement augmenté. Le fonds qui m’intéresse aurait peut-être été consulté intensivement, au point d’en être très dégradé. De grands débats auraient peut-être surgi dans la profession sur le caractère éthiquement acceptable de voir des revenants prendre l’emploi de plus jeunes – par ailleurs encore en vie – et le paranormal prendre la place d’une saine politique de valorisation du patrimoine. Que serait-il advenu du recrutement des archivistes ? N’auraient-ils pas été remplacés par de vulgaires saltimbanques, doublés de non moins vulgaires commerciaux ? Et que dire du débat sur la laïcité ? Il est en effet probable que l’on m’aurait demandé de prendre position. La Providence divine voyait plus loin que moi et veillait à mon repos éternel.

Mes documents furent donc donnés aux Archives. Un jeune stagiaire classa distraitement mes papiers, tout en lisant le moindre de mes gribouillis, mais sans le moindre esprit de synthèse. Mon successeur contrôla très vaguement – bien plus vaguement que je ne l’eusse fait – le travail de ce jeune homme, et les documents furent communiqués en salle de lecture. Que n’avais-je plutôt tout brûlé avant mon décès ! Maudite soit la mort subite ! Un mémoire de fin d’études fut écrit à partir de mes papiers. Un jeune cuistre y disséqua mes méthodes de travail. Voilà une curieuse invention contemporaine que de s’intéresser aux historiens, alors que les faits, les faits tout purs, seuls comptent. Le jeune cuistre concluait que j’étais un positiviste, irascible, à l’esprit étroit. Ah, si j’avais pu répondre !

Mon amertume devint atroce. Je compris à quel point mon sujet était à moi. Il aurait fallu créer plus tôt un statut du chercheur, de même qu’existe un statut de l’auteur. Faudra-t-il que je voie impunément des chercheurs s’emparer de mon sujet pour en faire leur fonds de commerce et revendre au détail, dans leurs petites épiceries, le matériau patiemment thésaurisé pendant des années de labeur ? Il me parut plus approprié de me lancer dans la rédaction de mon ouvrage de synthèse, pour prouver à tous ma supériorité. Je me mis à travailler la nuit, car je ne souhaitais plus avoir de contact avec les fats qui peuplent les Archives pendant le jour. Mes travaux préparatoires aboutirent bien vite, et je pus me mettre à la rédaction. Ou plutôt, je le crus ! Il faut dire que mon état de fantôme m’avait jusqu’alors un peu induit en erreur sur la diffusion de mes travaux. Il ne s’agit pas du public ou de la diffusion de mes écrits : de cela, je ne me soucie guère. Le problème était plus fondamental. Une fois que j’eus mémorisé intégralement mes archives, je m’aperçus de l’impossibilité dans laquelle je me trouvais d’écrire.

Les histoires de fantômes fourmillent de stylos qui écrivent tout seuls. La réalité est moins glorieuse. Comment voulez-vous tenir un stylo quand vous êtes réduit à l’état gazeux ? J’essayai à plusieurs reprises, mais ne parvins décidément pas à manier la plume. Je me mis donc à façonner en mon esprit ligne après ligne tous les chapitres de mon étude, remettant à plus tard la question de la valorisation de mon travail (comme disent les Modernes). Bien sûr, ce changement de méthode de travail me fit perdre un peu de temps, mais qu’importe, quand on a l’éternité devant soi ?

Philippe Philibert

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Pandémie 2020, vies humaines
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Une réponse sur « In æternum conclusus »

Facétieuse chronique covidienne d’un auteur qui semble bien connaître son sujet… Et qui, entre deux considérations sur la condition (assez enviable) de fantôme, sème quelques graines sur la fonction d’archiviste… À bon entendeur…

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